
J’ai été surpris de découvrir
que certain voit naître le roman policier dans l’Œdipe roi de Sophocle alors que, plus couramment, on désigne comme
point de départ le Zadig de Voltaire,
en 1748, une base de qualité.[1] De même dans les tous
premiers ouvrages que l’on puisse classer « roman noir » le Frankenstein de Mary Shelley (1818). Une
autre contestation verrait en précurseur du genre l’écrivain britannique Thomas
de Quincey qui, à partir de 1827, présenta une œuvre, en quatre parties,
s’intitulant de l’assassinat
considéré comme un des beaux-arts. Le point final de cette série était
déposé en 1854.
Mais, en avril 1841, était apparu
l’homme qui allait mettre en place l’assise du genre. L’Américain Edgar Poe
publiait alors Double assassinat
dans la rue Morgue que devait traduire, pour la France, Charles
Baudelaire. En fait, le roman policier semble naître avec la Révolution
industrielle et l’extension de la pauvreté urbaine. La bourgeoisie avait peur
de cette « classe laborieuse » qui lui apparaissait comme
« classe dangereuse ». Cette peur vous pouvez la retrouver à la
lecture des Mystères de Paris
d’Eugène Sue. C’est aussi la période des Mémoires
de Vidocq (1848), l’ancien forçat devenu chef de la police qui inspirera le
Corentin d’Honoré de Balzac, le Javert de Victor Hugo et le Salvador de Dumas.
Nous avions là les remparts de la propriété, des policiers qui utilisaient déjà
l’intelligence avant la force. Et puis, le développement de la presse
provoquait l’apparition des romans feuilletons friands de faits divers et
obtenant un franc succès auprès des lecteurs. Cela s’opérait d’abord par les
journaux qui assuraient, en permanence, la « suite au prochain
numéro ». Il était, en effet, plus facile, et moins onéreux, d’accéder de
cette manière à ce privilège que tous ne pouvait pas connaître : la
lecture. Le succès de cette diffusion est évident. Les journaux les plus lus
sous la « monarchie de juillet » comptent entre 20.000 et 30.000
abonnés. Ils passeront à plus de quatre millions d’exemplaires en 1914.
Pour Jean Tulard[2], ces romans populaires écrits
par de petits ou moyens bourgeois sont lus par le public ouvrier mais aussi, évidemment
en cachette, par le monde bourgeois qui affiche pourtant un évident dédain pour
une telle littérature. Celle-ci se veut très diverse allant du roman historique,
le plus souvent de cape et d’épée, en passant par le roman d’aventure, le roman
policier, le roman d’espionnage, d’anticipation ou de science-fiction.
Aujourd’hui, les distractions
proposées se sont multipliées. Les journaux illustrés de ma jeunesse ont
explosé ; la bande dessinée permet maintenant de s’attaquer à tous les
sujets : Histoire, Philosophie, Vulgarisation. Elle force toutes les
portes et fait sa place jusque dans le monde de l’éducation. De plus, la
numérisation des livres et l’emploi simplifié de la liseuse vous permet de
posséder, pour ceux qui le désire, une bibliothèque ventripotente d’un tel
embonpoint qu’un lecteur normalement affamé n’aura pu en venir à bout au terme
de son existence.
Revenons en arrière, à l’aube de
mes dix ans ; la Seconde Guerre mondiale se déclarait. Je suis né dans une
famille des plus modestes qui, en 1940, devait posséder, en tout et pour tout,
deux bouquins, l’un, dont je ne puis me souvenir du titre, l’autre, une enquête
sociale sur l’affaire Saco et Vanzetti, qui se déroula dans les années vingt.
Autre outil, présent et beaucoup plus usité : le dictionnaire Larousse en deux volumes. Combien de
fois, partant à la recherche d’un mot mal connu, me suis-je perdu, parfois pour
des heures, dans ces pages qui semaient et sèment encore la culture à tous les
vents. J’ai toujours aimé lire. Mes parents répétaient alors que je lisais
n’importe quoi, les publicités, pourtant rares à l’époque, mais aussi les
fascicules que ma grand-mère achetait, de façon hebdomadaire, nous livrant,
entre autres, les Misérables à la
petite semaine. La littérature populaire, j’en ai eu ma dose. En ce temps-là,
le lycée ne nous semblait pas approprié, et le bac, tout auréolé de sa valeur,
non encore soupçonnée, apparaissait hors de notre portée. Nous restions au
niveau brevetable à l’aune du Cours Complémentaire. Là, nous tâtions de la
dissertation sans notion de philosophie et la rédaction nous était le plus
souvent demandée. L’étude de texte se resserrait automatiquement sur François
Villon, Corneille, Racine, La Bruyère, Molière, Lamartine, Chateaubriand,
Victor Hugo… Cela, toutefois, ne nous permettait pas de nous prendre pour des
littéraires.
Un temps d’occupation, une
période de disette… Le papier, rationné au niveau de l’édition courante, était
fébrilement et secrètement recherché par la Résistance pour ses opérations
d’information et de désintoxication. Je me souviens des petits fascicules bon
marché des éditions Tallandier. Ce furent là mes lectures. Actuellement, chaque
entrée littéraire déverse sur les libraires un important flot de bouquins de
valeurs inégales. Nous n’avions pas cette chance.
Rappelons-nous, même si cela n’a
pas un rapport direct avec la lecture, que, en cette période des années 40, la
vie, pour la plupart d’entre nous, restait encore d’un niveau primaire. Alors,
ma famille, comme bien d’autres, vivait sans salle d’eau, ni douche, sans water
à l’intérieur du logement ce qui entrainait, le plus souvent, l‘emploi de seaux
qui n’avaient d’hygiéniques que le nom. La lecture, dans ce milieu
inconfortable, se révélait comme un refuge.
Ce ne fut qu’à la Libération du
territoire qu’une ouverture put se faire. Une amélioration se ressentait dans
les milieux sociaux et familiaux. A cette époque, les auteurs les plus faciles
d’approche étaient : Victor Hugo, Alexandre Dumas, Émile Gaboriau, Conan
Doyle, Maurice Leblanc, Agatha Christie, Simenon, Peter Cheney, Valentin
Williams, et puis, aussi Maxence Van Der Meersch ainsi que Hervé Bazin, Franck
Slaughter ou A.J. Cronin. La collection « Le masque » voyait le jour.
J’avoue que je n’ai pas lu Proust, ni Albert Camus, ni Freud, ni Karl Marx.
Le retour à la vie normale
faisait apparaître les évolutions que cinq ans de guerre avaient mis en
attente : évolutions sociales, économiques mais aussi dans l’édition.
C’était, en particulier, la création de la « Série Noire » qui,
délaissant quelque peu le problème policier, s’ouvrait au climat social, à sa
rigueur, sa cruauté. La littérature américaine nous parvenait avec bien du
retard. D’après mes souvenirs, je peux avancer que l’accueil fut assez réservé.
A noter, toutefois, pour détendre l’atmosphère les pastiches d’un certain
Marcel Grancher, écrivain lyonnais et précurseur de San Antonio, qui
s’inspirait du roman Pas d’orchidée pour
Miss Blandish, de James Hadley Chase, pour proposer Pas de bégonia pour Madame Dugommier mais
aussi, Douze souris et un Auvergnat face
à Douze chinetoques et une souris, du
même auteur, ou, encore, Ce mec est
contagieux, pastiche de Cet homme est
dangereux de Peter Cheney. Dès cette époque, je commençais à
m’intéresser à l’Histoire qui allait occuper pas mal de mon temps dans
l’avenir.
Aujourd’hui, le
« Noir » se porte bien. Fini le corsetage du roman policier dans les
règles de Van Dine. On retrouve la vie de tous les jours à notre portée avec le
« fric » qui file entre les doigts, quand il n’est pas corrupteur et
qui, bien souvent, partage l’actualité avec le sexe ; il y a quelques
temps encore certains sujets apparaissaient encore comme tabou. Il en était
ainsi pour le viol, la pédophilie, l’inceste, tous ces ingrédients du sexe
pratiqués dans le secret à pleine bouche mais du bout des lèvres. Le polar
actuel rejoint la réalité quotidienne et ne s’embarrasse plus des préjugés
dépassés. Peut être, peut-on regretter que, parfois, il aille trop loin dans la
brutalité, voire la bestialité. De plus, il nous parvient des quatre coins du
monde. Les US sont aujourd’hui débordés par les pays nordiques. Le roman
policier ne se contente plus d’être la simple énigme à déchiffrer, sous la
forme de polar il devient le reflet d’une société que nous redoutons, celle des
hommes qui entendent la soumettre à l’argent et au sexe, inséparables même dans
la démesure.
Mais peut-on accrocher lectrices
et lecteurs par l’honnête transparence d’une utopique société honnête et pure.
D’ailleurs qui, à part moi, peut
se targuer de ne point posséder un quelconque secret ?
Publié par Jacques
Merci pour cet article enrichissant et des plus agréables à lire !
RépondreSupprimerMerci. L'idée d'un article un peu différent est une idée de Jacques, à qui je rends hommage, pour l'idée et pour le contenu de ce billet, éclairant selon moi...
RépondreSupprimer